La crise sanitaire et son obligé le confinement génèrent un nouveau rapport au temps. Dans nos professions où les échéances fixent habituellement le rythme, nous découvrons un monde en pause. Télétravail, garde d’enfants, lien avec les clients et les autres membres du cabinet, les bouleversements sont nombreux. Alors, il faut s’adapter bien sûr ; et si c’était surtout l’occasion unique de faire une pause ? Le système judiciaire le fait bien, lui…
La fin des échéances : « Ô temps ! Suspends ton vol » (Lamartine, « Le Lac », 1820).
Tout a commencé avec les « gestes barrières », dont saluer à distance, un marqueur social fort qui rompt avec notre culture. Ne plus serrer la main son interlocuteur, voilà qui nous surprend. Maroussia Dubreuil avait déjà détecté la tendance à « l’hygiénisme social » et déclarait que « La bise nationale était en décroissance« . [1]
Le confinement et la paralysie du système judiciaire
Lorsque la menace s’est précisée et que le président a annoncé le confinement, les autorités ont fermé les juridictions au public. Elles ont suspendu les procédures en cours et renvoyé toutes les audiences, sauf les contentieux essentiels liés aux mesures urgentes. Ces contentieux concernent principalement la détention provisoire, le contrôle judiciaire, la comparution immédiate et les présentations devant les juges compétents. Sont aussi inclus les référés urgents et les affaires impliquant les enfants, notamment l’assistance éducative et la protection judiciaire.
Une réforme suspendue en pleine crise
Les avocats étaient déjà éprouvés par la grève ayant provoqué le report de nombreuses audiences depuis le début de l’année. Le monde judiciaire voyait tous ses repères s’effacer, pour un motif particulièrement lié au temps : la retraite ! Le gouvernement a suspendu le projet de réforme, pourtant avancé, en raison de la déclaration de guerre contre le virus. Le 49-3 a décrété un cessé le feu ; nul doute qu’il reprendra les armes plus tard.
Une nouvelle perception du temps sous confinement
Avec le confinement, nous passons un cap. C’est toute notre conception de l’existence qui en est modifiée. Notre quotidien professionnel repose sur des échéances : conclure, répondre, plaider, rencontrer, déposer, se constituer, toujours à une date et heure précises. Sous peine d’être forclos, radié, renvoyé, prescrit… bref, être exclu de la communauté des vivants !
Comme dans la chanson de Sardou :
Elle court, elle court, la maladie [d’urgence],
Elle fait parfois souffrir,
Tout le long d’une vie,
Elle fait pleurer les femmes,
Elle fait crier dans l’ombre…
L’ordonnance du 25 mars : une bouffée d’oxygène pour le monde judiciaire
Attendue avec impatience, l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars aménage les délais et donne au monde judiciaire une bouffée d’oxygène. Elle suspend les délais expirant entre le 12 mars et un mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire. Cette « période juridiquement protégée » [2] s’étend jusqu’au 24 juin 2020, l’état d’urgence prenant fin le 24 mai selon la loi du 23 mars 2020. Elle ne suspend ni n’interrompt les délais, mais interdit que l’acte intervenu pendant cette période soit considéré comme tardif.
Quels délais sont concernés ?
Les délais pour actes, recours, formalités ou publications prescrits par la loi sont prorogés après la période concernée, dans une limite de deux mois. Cette prorogation s’applique aussi aux paiements exigés par la loi pour acquérir ou conserver un droit.
Quels délais sont exclus ?
Certains délais restent, même s’ils arrivent expirent durant cette période :
- – Délais en matière pénale et de procédure pénale.
- – Délais liés aux élections régies par le code électoral.
- – Délais encadrant les mesures privatives de liberté.
- – Délais pour l’inscription à la fonction publique ou à une formation.
- – Délais concernant les opérations sur instruments financiers et garanties associées. [3]
- – Délais et mesures aménagés par la loi d’urgence contre l’épidémie.
Le paiement des loyers : une confusion juridique
Seuls les actes « prescrits par la loi ou le règlement » sont concernés, excluant ainsi ceux définis par des stipulations contractuelles.
Les obligations contractuelles, notamment le paiement des loyers, restent dues aux dates prévues, malgré l’annonce présidentielle sur leur « suspension ».
En réalité, une autre ordonnance [4] limite la mesure aux acteurs économiques susceptibles de bénéficier du fonds de solidarité ad hoc, dont un décret précisera les conditions d’éligibilité [en relisant cet article juste avant publication, je constate que le décret vient de paraitre]… Bref, laissons du temps au temps … En attendant, les loyers restent dû et le salut des locataires impécunieux ne tient qu’à la fermeture des juridictions qui empêche de facto une action comminatoire à leur encontre.
Suspension des astreintes et clauses contractuelles
Les astreintes, clauses pénales, résolutoires et de déchéance prévues entre le 12 mars et la fin de la période protégée sont suspendues.
Elles prendront effet un mois après si l’obligation n’est pas exécutée. Celles en cours avant le 12 mars reprendront dès le lendemain.
Le droit face à l’urgence : une prescription inattendue
L’ordonnance du 25 mars agit comme un remède, soignant ce mal qui nous ronge depuis toujours : l’urgence.
« Maître, vous ferez une cure de confinement… disons 15 jours + 15 jours pour commencer. Si les symptômes persistent, consultez le Premier ministre pour qu’il augmente la posologie ».
Grâce à ce traitement, voici donc venu le temps de la liberté, fini les contraintes !
Mais qu’allons-nous en faire ?
Conserver un rythme : « La pause s’impose » (Royco, 2018).
Cet allongement du temps n’autorise pas à s’affranchir définitivement du droit, car l’horloge reprendra ses droits après le 24 mai.
Certaines situations restent exclues de la suspension, exigeant vigilance. Dès la reprise, il faudra gérer immédiatement les nombreuses urgences accumulées.
Le confinement agit comme une hibernation, nous endort partiellement et nous fait perdre, au moins en partie, nos réflexes. N’allons-nous pas tomber dans la « douce léthargie » dont parlait Voltaire [5] ?
Se mettre à jour, bien sûr ; rattraper son retard, évidemment. Être prêt pour la reprise.
Mais s’il ne s’agissait que d’actions correctives, alors notre existence confirmerait qu’elle n’est qu’une course – perdue d’avance. Une fuite continue, sans aucun sens (si ce n’est un sens unique, au sens du droit routier). Comment se résoudre à une telle destinée ?
Cette parenthèse n’est elle pas justement l’occasion de « remettre les pendules à l’heure » ? Se poser, réfléchir à l’usage de notre temps passé pour justement le transformer à notre image dans le futur ? Cette réflexion traite du sujet sous un angle professionnel, mais la frontière avec la sphère personnelle reste mince et facilement franchissable.
Le télétravail montre la nécessité de maintenir l’activité quand le lieu habituel devient inaccessible, tout en relevant des pratiques encadrées juridiquement. Un premier texte européen date de 2002, la France l’intègre en 2012 dans le code du travail après un accord interprofessionnel de 2005. Mis en avant par la crise, son avenir reste incertain après le retour à la normale des entreprises et des salariés. Au-delà des avantages pratiques, supprimant les déplacements, il répond à des aspirations culturelles mais réduit la richesse des échanges humains.
C’est ce qu’a relevé le psychanalyste Boris Cyrulnik lors de ses cours dispensés à l’ENM : « On a voulu améliorer l’enseignement grâce à des Mooc. Les étudiants ont d’abord trouvé l’expérience intéressante, mais ils n’ont pas voulu la prolonger. Nous avons proposé l’apprentissage d’un texte par écran ou en face-à-face. Le groupe d’étudiants qui avait appris grâce à une interaction humaine l’a bien mieux mémorisé (…). Ils traduisaient les émotions qui sont le socle de la mémoire. Pourquoi certains profs sont-ils plus stimulants que d’autres ? Tout simplement parce qu’ils communiquent des émotions en même temps que du savoir » [6].
Bref, après avoir découvert – nécessité fait loi – que le télétravail était possible dans de nombreuses collectivités de travail qui n’y recouraient pas jusqu’alors, qu’en restera-t-il lorsque les déplacements redeviendront possibles ?
La durée (Bergson) et la relativité (Einstein) : notre rapport au temps qui passe.
Le confinement et le temps suspendu qui l’accompagne nous amènent à considérer avec plus d’attention toutes les activités laissées habituellement sur le côté, car « secondaires ». Toutes celles qui entrent en dernier dans le vase dans la métaphore des priorités remplacées par des cailloux, du sable et de l’eau. Ce nouveau rapport au temps parait de prime abord bien éloigné des préconisations du Miracle Morning d’Hal Elrod qui vise justement à remplir le vase de la journée à ras bord. Mais, à y regarder de plus près, s’offrir « un supplément de vie » comme il le propose, peut aussi commencer avec le confinement car, précisément, nous avons le temps (et la disponibilité intellectuelle) de mettre en place les rituels à conserver par la suite.
Et si, parmi eux, figurait la formation ? Ou comment passer d’une contrainte à une opportunité ? On sait qu’un quota d’heures [7] est obligatoire et que certains ont bien du mal à l’atteindre.
Le confinement constitue l’occasion non seulement de cumuler des crédits, mais aussi de prendre de bonnes habitudes en recourant à la formation en ligne. Les plus téméraires en profiteront pour élargir le champ de leurs connaissances en étudiant des sujets hors des agréments professionnels : le web regorge de MOOC (massive open online course, en français, formation à distance ouverte à un grand nombre de participants) qui, sans s’égarer dans des zones exotiques pour les juristes (on trouve en effet des MOOC sur tous les sujets possibles et imaginables), conservent un intérêt professionnel : management et leadership, bien-être au travail, méditation, négociation, transformation digitale … ne sont pas des thèmes techniques au sens où nous l’entendons habituellement mais méritent incontestablement d’être apprivoisés.
Dans son ouvrage sur « La Querelle du temps » [8], Elie During évoque le dialogue entre le philosophe (Bergson) et le physicien (Einstein), confrontant le « temps de la conscience » au « temps des horloges ».
Deux conceptions que l’on retrouve aujourd’hui, même si les enjeux semblent plus prosaïques : comment gérer les enfants à la maison (… avec les aléas de la continuité pédagogique et le creusement des inégalités culturelles), les dossiers et les clients (… et les renvois d’audience sine die), la trésorerie du cabinet (… et les reports de charges, l’accès au crédit de trésorerie, etc. – sa pérennité économique dans un contexte de paupérisation de la justice).
Ne nous faisons pas d’illusion : tôt ou tard, le monde juridique et judiciaire reprendra son rythme naturel, celui des échéances et des injonctions, des rendez-vous et des due diligences. A nous de faire en sorte que la pause obligée du confinement ait été une occasion de réfléchir à nos pratiques pour améliorer nos existences à long terme (… gardera-t-on en perspective prioritaire l’âge de la retraite ? 😊).
Pendant cette période juridiquement protégée, « la vie peut cesser de se dérouler sur le mode automatique de l’accélération et de la hantise du retard dont nous nous contentons souvent en oubliant l’essentiel : le sentiment de vivre dans le temps » [9]
Maître Pierre ROBILLARD, avocat, diplômé de Sciences Po Paris.
Cabinet PARALEX.
1 – Le Monde, 13 décembre 2019
2 – Expression utilisée par la Chancellerie dans la circulaire explicative du 26 mars
3 – Tels que mentionnées aux articles L. 211-36 et suivants du Code Monétaire et Financier
4 – N° 2020-316 du 25 mars 2020 relative au paiement des loyers, des factures d’eau, de gaz et d’électricité afférents aux locaux professionnels des entreprises dont l’activité est affectée par la propagation de l’épidémie de covid-19 – JO 26 mars, texte 37.
5 – In « Eloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741 »
6 – In « L’Obs » du 26 mars 2020, p. 22.
7 – 20 par an pour les avocats et les huissiers, 30 heures pour les notaires.
8 – « La Querelle du temps » éditions PUF, 2016.
9 – Hélène L’Heuillet, in Libération du 29 mars 2020, p. 6.