Idée reçue : « Les cadres ne font jamais d’heures supplémentaires »

Me Pierre Robillard, avocat au Barreau de Saint-Étienne, spécialiste en droit social, lance ce vendredi notre nouvelle rubrique bimensuelle en partenariat avec l’Ordre : «  Les Pages du Barreau » :

On perçoit les cadres comme autonomes et exclus du droit commun, mais des règles spécifiques encadrent leur durée du travail. Une idée reçue prétend qu’ils sont inéligibles aux heures supplémentaires et à leur rémunération. En réalité, la jurisprudence bat largement en brèche cette idée.

La durée légale du travail : un point de départ

En France, la durée légale du travail est fixée à 35 heures par semaine depuis la fameuse « loi Aubry ». Ce seuil s’applique à l’ensemble des salariés, y compris les cadres. Cependant, la nature des fonctions exercées par ces derniers permet d’adapter cette règle de base, au gré des réformes et des négociations collectives.

Les forfaits : une organisation du temps de travail spécifique


Les cadres peuvent être soumis à un forfait annuel de temps de travail, en heures ou en jours.

  • Forfait jours : fixe un nombre annuel de jours travaillés (environ 218) sans comptabiliser précisément les heures quotidiennes. Le salarié organise son emploi du temps librement, sous réserve des objectifs fixés. L’employeur ne contrôle pas strictement son organisation.
  • Forfait heures : moins courant et aussi accessible aux non-cadres, fixe un volume annuel d’heures. Plus rigide que le forfait jours, il permet un suivi précis du temps travaillé, notamment pour comptabiliser d’éventuelles heures supplémentaires.

Ce système, bien que pratique, est encadré par des règles strictes, notamment celles de la convention collective et du contrat de travail. L’enjeu principal reste le suivi du forfait, qui doit assurer la traçabilité des jours travaillés. L’objectif est de garantir une charge de travail compatible avec les temps de repos quotidiens (11 heures) et hebdomadaires (35 heures sur le week-end) tout en préservant l’équilibre entre vie professionnelle et personnelle.

La Cour de cassation exige un « suivi effectif et régulier » pour garantir une charge de travail raisonnable.

Les employeurs doivent concilier une notion objective (nombre de jours travaillés) et une notion subjective (caractère « raisonnable » de la charge). De plus, la plupart des branches prévoient un niveau de rémunération rehaussé pour les cadres concernés par les forfaits.

Le contrôle strict du forfait par la jurisprudence

La jurisprudence veille à ce que les forfaits garantissent la sécurité et la santé des salariés. Elle combat l’idée reçue selon laquelle ce dispositif supprimerait tout décompte horaire.

Les atouts des forfaits

  • La quête d’un meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle
  • L’optimisation de l’organisation des missions
  • La prévention des risques psychosociaux
  • L’attractivité des entreprises

Les heures supplémentaires peuvent concerner les cadres, même sous forfait.

De nombreux accords collectifs ont été annulés pour non-respect des règles, rétablissant les 35 heures hebdomadaires. Chaque heure supplémentaire entraîne alors une majoration salariale, avec une prescription de trois ans pouvant générer des sommes importantes.

Le Code du travail partage la preuve des heures supplémentaires entre le salarié et l’employeur. Le salarié doit apporter des éléments précis pour permettre une réponse utile. En cas de litige, il peut fournir des mails hors horaires, copies d’agenda ou témoignages de collègues.

L’enjeu principal se situe dans le suivi du forfait, car il est indispensable d’assurer la traçabilité du nombre de jours travaillés, que la charge de travail du salarié reste compatible avec le respect des temps de repos quotidiens et hebdomadaires, avec une bonne articulation entre activité professionnelle et vie personnelle.


Le dernier accord collectif jugé insuffisant par la Cour de cassation concerne les avocats salariés (arrêt du 24 avril 2024). Une avocate avait contesté son forfait jours et réclamé un rappel de salaire pour heures supplémentaires. Déboutée en première et deuxième instances, elle a obtenu gain de cause en cassation. Les juges avaient validé un suivi du forfait avec limite de 11 heures par jour et un contrôle régulier. L’avocat pouvait signaler des difficultés, bénéficier d’un entretien annuel et d’une analyse semestrielle des jours travaillés. Malgré ces garanties, la Cour a jugé ce suivi insuffisant pour protéger réellement le salarié et encadrer strictement le forfait jours.

La Cour de cassation a considéré que, pour nombreuses qu’elles soient, ces mesures n’étaient pas suffisantes pour la simple raison que l’employeur ne démontrait pas avoir effectivement exécuté son obligation de s’assurer régulièrement que la charge de travail de la salariée était raisonnable et permettait une bonne répartition dans le temps de son travail…

Il s’agit donc d’une confrontation entre la théorie (les dispositions de la convention collective et plus largement les outils mis en place) et la pratique (ce qui se passe au quotidien dans l’entreprise).

« Cadres dirigeants » : un statut à part

Ce sont ceux qui bénéficient d’une grande indépendance dans l’organisation de leur emploi du temps, du pouvoir de prendre des décisions de façon largement autonome et perçoivent une rémunération se situant « dans les niveaux les plus élevés des systèmes de rémunération en vigueur dans l’entreprise ». Là aussi, la convention collective et le contrat de travail doivent mentionner explicitement ce statut pour être applicable. Cette catégorie de cadres est exclue de pratiquement toutes les contraintes légales de la durée du travail (aucun décompte, aucun RTT, pas de durée maximale), sauf le droit aux congés payés classiques. Il s’agit donc par définition d’une faible proportion de salariés éligibles dans chaque entreprise. D’ailleurs, tout somme l’instauration d’un forfait pour les cadres « classiques », ce statut n’est pas obligatoire, les parties peuvent s’en tenir au droit commun.

Conclusion

La réglementation de la durée du travail des cadres est complexe et en constante évolution. Si le forfait-jours offre une grande flexibilité, il est essentiel de veiller à ce que cette organisation du temps de travail respecte strictement l’équilibre entre optimisation de l’organisation de l’entreprise et charge de travail du salarié.