Faute de candidats, des secteurs peinent à recruter, et la concurrence accentue la tension par le débauchage. L’intérêt pour le nouvel employeur consiste évidemment à pourvoir le poste vacant et ainsi répondre à ses commandes en attente. Mais il peut également résider dans l’accès aux données confidentielles de son concurrent, précédent employeur de son nouveau salarié.
Employeur propriétaire des données et ex salarié détenteur d’une copie, quels sont vos droits ?
La question du départ d’un salarié qui emporte avec lui des données de son employeur appelle une double réponse. Sur le plan matériel, cela fait des années que l’usage des technologies désormais basiques rend illusoire en pratique toute interdiction. Fichier client, tarifs, process de fabrication … le spectre est aussi profond que les serveurs qui stockent les fichiers.
En revanche, sur le plan juridique, la situation est plus complexe. En effet, les données appartiennent à l’entreprise, personne morale, non au salarié, même s’il a créé les fichiers concernés. Je reçois régulièrement des salariés qui pensent pouvoir exploiter ces données puisque ce sont eux qui les ont rassemblées. Il s’agit donc du fruit de leur travail. Ils oublient simplement que ce travail faisait précisément l’objet d’un contrat avec l’employeur. Et que le temps consacré à cette tâche était du « temps de travail » qui a donné lieu à rémunération. Dès lors, le salarié ne peut pas emporter les données, puisqu’elles ne lui appartiennent pas. Une telle action constitue un délit (vol ou abus de confiance). En revanche, la clientèle n’appartient à personne, étant libre de s’adresser au prestataire de son choix. Le salarié reste toujours détenteur de son propre savoir-faire, qu’il peut utiliser pour son compte ou celui d’un tiers.
Dès lors, la véritable double question est de savoir si :
- Le propriétaire des données peut-il détecter leur copie silencieuse par l’ex-salarié, et quels sont ses recours ?
- L’ancien salarié, détenteur d’une copie illicite, peut-il la vendre à un concurrent ou créer sa propre entreprise ?
Bonne foi contractuelle
Rappelons avant tout que, comme tout contrat, l’employeur et le salarié doivent exécuter leur contrat de bonne foi. (article L. 1222-1 du code du travail). Cela implique pour le salarié d’accomplir la mission confiée avec un minimum de discrétion. Même si le contrat ne le mentionne pas expressément puisqu’il s’agit d’une obligation légale. Tout salarié est tenu au secret de fabrique, sous peine de 30 000 € d’amende et 2 ans prison.
Le contrat peut contenir des clauses spécifiques pour prévenir ou gérer le risque de concurrence déclaré. Faisons un tour (non exhaustif) des outils juridiques à la disposition des parties.
Prévenir le risque : les clauses contractuelles
Dès la signature du contrat, l’employeur peut protéger ses données contre toute utilisation abusive.
Il prévoira une clause de confidentialité qui vise à protéger le savoir-faire de l’entreprise. Cette clause ne donne pas lieu à contrepartie financière (Cass. soc. 15-10-2014 n° 13-11-524 FS-PB ; 3-5-2018 n° 16-25.067 FS-PB ). En cas de non-respect, le salarié peut être condamné à verser des dommages-intérêts à son ancien employeur. Elle est assez proche de l’obligation générale de loyauté, de sorte qu’elle correspond souvent à une redite de la loi.
La confidentialité peut être assortie de l’exclusivité. Cela oblige le salarié à consacrer l’exclusivité de son activité à l’employeur et ne pas exercer d’autre fonction ailleurs. Même à titre bénévole. Elle n’est valable que si elle protège légitimement l’entreprise, justifiée, proportionnée, et indispensable malgré l’atteinte au travail. Cette clause est à manier avec plus de précaution dans un contrat à temps partiel. Car ses effets sont alors encore plus pénalisants pour le salarié.
Quel pire risque pour un employeur que de voir un salarié formé à ses frais partir ensuite ? En effet, c’est un concurrent qui va profiter de l’investissement humain ainsi financé. Une clause de dédit formation doit pouvoir palier ce risque. En prévoyant que le salarié démissionne avant un certain délai, il devra rembourser les frais exposés. L’indemnité doit financer l’employeur au-delà des dépenses légales sans être exorbitante, pour préserver la démission du salarié. (Cass. soc. 5-6-2002 n° 00-44.327 F-P ). La clause sera conclue avant le début de la formation, afin que chacun connaisse les termes de son engagement. Le salarié n’étant pas obligé de la signer, quitte à laisser planer le doute sur son niveau d’implication à terme.
La clause de non-concurrence prévient et guérit le risque de soustraction des données, se situant à leur intersection.
Cette position clé s’explique par l’application temporelle de la clause. En effet, elle n’a vocation à s’appliquer qu’une fois le contrat rompu. Pendant l’exécution du contrat, nul besoin de clause spécifique. L’obligation légale de loyauté, citée plus haut, suffit à interdire la concurrence.
De plus, elle revêt un aspect dissuasif. Le salarié sait qu’il ne pourra pas aller à la concurrence avant un certain délai. Quel intérêt dès lors de copier des données de l’employeur actuel ?
On reviendra ici uniquement pour mémoire sur les conditions de validité de la clause de non concurrence. Elles réunissent le critère temporel, géographique, la contrepartie pécuniaire. Certaines conventions collectives en précisent les modalités ; à défaut, la jurisprudence y répond au cas par cas.
L’employeur doit démontrer que cette atteinte à la liberté du travail est indispensable pour protéger ses intérêts légitimes.
En effet, tous les postes ne peuvent pas être concernés, le terrain de prédilection de cette clause concerne les collaborateurs en contact avec la clientèle et/ou affectés à des postes à haute responsabilité.
Enfin, l’employeur bien avisé ajoute une faculté de renonciation en sa faveur à la clause de non-concurrence, ce qui constitue là aussi un outil de dissuasion, car le salarié qui souhaite changer d’air professionnel doit orienter ses recherches dans un autre domaine avant de partir. Néanmoins, en matière contractuelle, toute clause peut faire l’objet d’une négociation et la levée de l’interdiction est donc discutable entre les parties. Chacun mesure son risque : l’employeur estime-t-il que ce salarié constitue un potentiel danger concurrentiel, auquel cas la contrepartie pécuniaire reste un bon investissement ; le salarié veut-il se réorienter de toute façon dans un autre domaine professionnel, auquel cas il aura intérêt à laisser la clause s’appliquer puisqu’il percevra la contrepartie en supplément de sa rémunération future.
Guérir (1) : l’action en violation de la clause de non concurrence.
Une clause de non concurrence valable constitue l’arme absolue : elle permet non seulement d’obtenir auprès du salarié le remboursement de la contrepartie déjà encaissée le cas échéant, des dommages intérêts en réparation de sa violation (dont une partie fixable forfaitairement dans le contrat), mais également contre le nouvel employeur s’il connaissait l’existence de la clause (Cass. com. 19-10-1999 n° 97-15.795 D ; 15-11-1994 n° 92-21.597 D).
Guérir (2) : l’action en concurrence déloyale.
La liberté du travail et d’établissement permet à tout salarié sans clause de non-concurrence de rejoindre ou créer une entreprise concurrente.
De la même façon, une clause de non concurrence qui ne reprendrait pas les trois conditions cumulatives serait nulle . Le salarié serait alors libre de s’engager chez un concurrent direct.
Mais cela n’empêcherait pas l’ex employeur d’agir sur un autre terrain, aussi bien contre le salarié que contre le nouvel employeur en cas de concurrence déloyale (action fondée sur l’obligation générale de loyauté que nous avons évoquée plus haut).
Toujours est il que dans ce cas, il lui faudra démontrer en quoi cette concurrence est déloyale. La question de la preuve est alors centrale et bien souvent difficile à apporter : comment le principe de liberté a été abusivement exercé par l’ancien salarié ? Même si ce dernier a emporté des données issues de la base de son désormais ex employeur, il peut s’en servir de façon suffisamment subtile pour ne pas s’exposer à une contre-attaque et ainsi forger une rampe de lancement utile à sa nouvelle activité. Il connait les clients, les produits, les tarifs, soit de mémoire soit parce qu’il les a enregistrés sur un support informatique. Dans ce dernier cas, il est certes passé du côté illicite, mais le dépouillement subi par l’employeur le mettra bien en peine de le démontrer. L’ex salarié devenu nouveau concurrent peut proposer des produits similaires à une clientèle identique, pour un tarif inférieur … Cela s’appelle du détournement de clientèle. La déloyauté peut aussi concerner les anciens collègues du nouveau concurrent : il s’agit alors de débauchage.
Mais là encore, le droit vient au secours de l’ex employeur qui dispose d’un outil puissant avec l’ordonnance sur requête (articles 493 et suivants du code de procédure civile), qui permet une sorte de « perquisition privée » sous le contrôle du juge. Grace à l’intervention d’un expert informatique et d’un huissier, sous la houlette d’un avocat, cette action aboutit souvent à rassembler les preuves de la déloyauté et ouvre la voie à l’action indemnitaire.
La délicate frontière entre liberté d’exercice et concurrence déloyale.
Pour finir, on retiendra que chaque situation doit être appréciée de façon pragmatique : les faits aboutissent à tracer une frontière ténue entre l’usage de sa liberté et l’abus.
Ainsi, la jurisprudence n’a pas retenu la déloyauté pour des salariés en cours de préavis se regroupant pour former une société concurrente sans que cette dernière n’ait d’activité pendant la période où les contrats de travail étaient encore en vigueur (CA Paris 23-3-1982 n° 6992, 4e ch. A, Sté CAP Sogeti logiciel c/ Sté Itrec) mais l’a caractérisée pour des salariés démissionnant simultanément et utilisant le préavis pour retarder les commandes et les reporter ensuite au profit de la société qu’ils avaient créée (Cass. com. 2-3-1982 n° 80-12.232, Sté Paneurotrans c/ Sté Serres et Pilaire : Bull. civ. IV n° 80).
Il n’y a en revanche jamais de concurrence déloyale pour un salarié qui organise pendant l’exécution de son contrat la création d’une entreprise dont l’activité n’a commencé à s’exercer qu’après son licenciement (voir par exemple CA Versailles 13-1-1995 n° 93-10035, 15e ch., S. c/ Sté CIM).
Pas d’infraction non plus lorsqu’une société démarche la clientèle de l’ancien employeur d’une de ses salariées sans que soit établi le caractère confidentiel des informations qui auraient été détenues par la salariée et qui auraient relevé d’un savoir-faire propre à l’employeur qu’elle avait quitté (Cass. com. 11-2-2003 n° 00-15.149 (n° 278 FS-P), Sté Tourisme international Ferret c/ Sté Sodetour international , Bull. civ. IV n° 17).
De la même façon, en dépit de la démission de 10 des 29 salariés d’une entreprise sur une période de 18 mois pour une société concurrente nouvellement créée par un ancien salarié, la concurrence déloyale n’a pas été constituée faute de désorganisation chez l’ancien employeur et alors que les sollicitations de la clientèle du secteur avaient été réalisées par des moyens non répréhensibles (CA Paris 8-9-1995 n° 94-11120, 25e ch. B, Sté Aster c/ Sté Objectif 21).
« Secret story » concurrencé déloyalement ?
Dernière illustration dans le domaine du show business, car le droit est décidemment partout : une ancienne salariée de la société Endemol, productrice de la célèbre émission de télé réalité « Secret Story », a décidé d’en partir pour fonder sa propre société. Non liée par une clause de non concurrence, elle pouvait donc exercer librement dans le même domaine. Malheureusement, elle a choisi de développer un programme (trop) proche (intitulé « Dilemme ») qui a conduit Endemol à lui intenter un procès en concurrence déloyale.